mardi, janvier 30, 2007

Tirana - Shkroeder, nord de l'Albanie, Kosovo

Libre cours.
On traverse de vastes plaines entourées de montagnes aux cîmes parfois enneigées. Le paysage est gris, le crachin de janvier. Sur les chemins longeant les rails, des paysannes qui semblent porter le deuil depuis 30 ans. On pourrait être dans les campagnes de Belgique ou dans certains coins reculés de France. Des têtes me paraissent parfois même familières, rougeaudes, les yeux plissés par le vent et le froid, un sourire entre l'attitude béate et le rictus douloureux. Des chiens se suivent en bande au milieu des prés, en se renifflant le derrière. Des chiffons rouges pendent aux arbres, et rapellent les drapeaux albanais flottant sur les toits des maisons à moitié construites. Des chiens et des ordures partout, des champs de sacs plastique. Le manque de sommeil me fait somnoler dans le compartiment. Avec cette façon de pronconcer les "r" comme en anglais, mes rêveries transforment, dans mon demi-sommeil, les conversations albanaises en un discours tout à fait compréhensible. Des paysans édentés et en haillon parlent de leur cousin de la jet set libanaise, de leur fils en safari au Kenya et de leur oncle qui parcourt les mers chaudes de Chine.

Skroeder, ce lac de boue urbain, me ramène à la réalité. A l'entrée de la ville, deux panneaux : centre et zone industrielle. Dans le style "voyage hard core", l'hotel du centre, le rozafa, du même nom de la citadelle célèbre de la ville, n'est pas mal. Un vague radiateur électrique pour se chauffer le bout des orteils, sans plus, et son robinet resté ouvert pendant la coupure d'eau de l'après-midi. Une marre d'eau dans la moitié du couloir en rentrant le soir, et absolument personne pour constater les dégâts. Ses armoires aux portes démolies et ses fenêtres n'isolant ni du froid ni du bruit. Cette année commence comme la dernière, à Tunis, dans le froid, habillé avec écharpe et bonnet pour dormir. Notre passage dans cette ville du nord de l'Albanie a pour but de rejoindre un village du nord de l'Albanie, Valbona, via un ferry sur le lac Komani, créé par un endiguement de la rivière Drini.

Au bout de la traversée du lac, sur une embarcation consistant en un bus récupéré et soudé sur une barque en métal (quelqu'un a fait une photo visible ici : http://www.blogsmithmedia.com/www.gadling.com/media/2006/07/balkan-10-bus.jpg), on trouve la bourgade de Bajram Curri. De là, le van des navetteurs pour Valbona et les villages du nord de l'Albanie. Cette région est décrite comme étant l'une des plus dangereuses d'Europe, il n'est pas rare que de rares voyageurs s'y fassent dévaliser, au mieux. Même les Albanais des autres régions rechignent à se rendre au Nord. Pour les amateurs de trek et d'eco-tourisme, Valbona est certainement un bon départ. Il y a toujours la chambre chez l'habitant, chauffée avec un bon poële à bois, demander par exemple Arthur (Tel. 06 92804768). Mais revenons aux navetteurs. Deux heures de chemins de terre et de pierre pour relier Valbona à Bajram Curri, l'habitacle envahi par la musique émanant d'une cassette pourrie, passée un dix mille fois, de musique albano-kosovarde. Je pense que c'est la seule activité du chauffeur, un aller le matin, un retour en début de soirée, il tue son temps à Bajram Curri entre les deux. "C'est à la marge des sociétés, à la marge du monde, que l'on discerne le mieux certaines choses, où le fonctionnement intrinsèque de toute société est mis à nu". Ouais, enfin, bon, je commence par m'installer dans ce café de Bajram Curri. Autour, des hommes de tout âge prennent leur café serré, avec un verre de raki (alcool blanc, ce n'est pas le "raki" turc). Dans une ambiance de fumée de cigarette opaque qui va du plafond à un mètre du sol. Il est 8H30 du matin. Et comme partout, cette manie qu'ont les Albanais de rentrer ou de sortir d'une pièce, d'un resto, d'un café, d'un compartiment de train, sans jamais refermer la porte.

Des femmes d'un âge avancé passent sur le trottoir, un foulard blanc sur la tête. D'autres ont un foulard noir, j'ignore vraiment si elles portent le deuil encore une fois. Un vendeur de chaussure, au look funky, pantalon pates d'ef', favoris négligés et veste mi-longue avec fourrure de mouton retourné à l'intérieur est posté devant le café poiur le deuxième jour d'affilée. L'italien est bien la langue véhiculaire pour s'adresser aux étrangers dans le nord du pays. L'Italie est sans doute la seule porte de sortie. Au sud, ils ont la Grèce et la Macédoine. A Tirana, au centre, bien, ils ont Tirana et son activité propre à toute capitale. Au nord, il n'y a rien. A part l'Italie de l'autre côté de la mer. Et dans les montagnes du Nord, il n'y a vraiment rien.

Pour partir vers le Kosovo, nous faisons avec le chauffeur du van 3 fois le tour de la cité de Bajram Curri à la recherche du client. Dans la brume, avec un léger rayon de soleil, on apperçoit une armée de glandeurs, les mains dans les poches. Un remake de la nuit des morts-vivants. 90% de chômage. Il y a 4 (?) modes de conjugaison en français (indicatif, imperatif...). Il y aurait 7 modes dans la langue albanaise, dont un mode qui exprime l'espoir. Je ne sais pas depuis quand ce dernier a été utilisé dans ce coin.

Kosovo

A coté de l'Albanie, le "malheur kosovar" fait office de supercherie. Les véléités de panalbanisme n'ont pas résisté longtemps à l'ouverture des frontières albanaises. Peu de kosovars sont aujourd'hui pressés d'être réunis à leurs frêres de l'autre côté de la frontière. Encore un exemple du caractère très variable dans l'espace et dans le temps de l'identité nationale. Le Kosovo, c'est en effet un réseau routier relativement performant, des kilomètres de centres commerciaux, de la lumière partout, une population qui parle bien l'anglais, des emplois, des euros, pour peu un 52e état US.

Il y a cependant des facteurs qui empechent l'indépendance. Le droit des Serbes au retour, conformément aux conventions internationales sur le droit des réfugiés et autres victimes de nettoyage ethnique. Bien entendu, ceux qui ne possédaient rien ou peu, et les miliciens notoires, ne reviendront pas. Les propriétaires terriens peut-être. Des quartiers entiers de Prirzen sont aujourd'hui réduits à l'état de villages fantome, supervisés par les casques bleus, de leur niz d'aigle sur les collines avoisinantes. Des maisons aux vitres brisées, à moitié incendiées, des toits qui manquent, des rats et des chats comme seuls badeaux. Les habitants sont quelque part à Nis, Belgrade...

L'enjeu de l'indépendance se trouve également en République serbe de Bosnie, dont les forces politiques en présence ne manqueront pas d'auto-proclamer leur indépendance à leur tour si le Kosovo en fait de même unilatéralement.

Des photos suivront à la mi-février.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Albanie

vendredi, janvier 05, 2007

Mais ou est donc le moyen-orient ?

Tirana, Albanie - C'est un sujet resasse, mais je vais y ajouter mon grain de sel. Le titre de ce blog est quand meme "Petites histoires du moyen-orient" et je ne me suis jamais explique la-dessus, j'avoue meme que je ne m'etais pas vraiment pose cette question serieusement. Profitons de la treve des confiseurs et de la treve (theorique) qui a lieu a la fete de l'Aid pour se pencher sur la question.

On trouve ici des recits, temoignages et autres anecdotes dans des pays aussi divers que les Balkans, le maghreb, l'Iran. Si demain j'allais plus au sud en Afrique, je n'en changerais pas le titre, de meme si je devais me retrouver au Pakistan ou meme en Inde, voire meme si ce voyage me menait au bout de l'ex-indochine. Disons que si je devais prendre un bateau pour l'Amerique du Sud, je le remettrais peut etre en question. Le principe est que ce voyage a commence dans ce que l'on apelle communement en Europe et aux Etats-Unis, Moyen Orient et cela se suffit a lui-meme.

C'est a la fin du XIXe siecle que l'on a commence a parler de "Proche-Orient" et de "Moyen-Orient". Precedemment, on appelait simplement "East", tout ce qui etait a l'Est de Belgrade, sans doute une supperposition du terme avec le debut et la fin de l'Empire ottoman. En tout cas, la "question d'orient" concernait historiquement l'imposition par les puissances europeennes de leur influence dans les pays sous domination ottomane.

Sans rentrer dans les details, les termes "Moyen Orient", "Proche Orient", "Extreme Orient" dependent au cours des decennies de l'actualite, de l'emphase donnee par les medias aux faits et a leur besoin de simplifier conformement aux besoins de simplification de leur auditoire. Un exemple concret est que l'on a commence a parler de Proche et d'Extreme Orient a la fin du XIXe siecle pour differencier en un coup d'oeil le probleme ottoman dans le premier cas, et la guerre sino-chinoise, dans le second. *

Leur definition dependent aussi des besoins militaires de communiquer clairement et efficacement, voir les definitions successives donnees par Churchill au cours de la deuxieme guerre mondiale. Ici, le "Moyen Orient" va de Casablanca a Baghdad, etant donne l'importance des campagnes menees par les allies en Afrique du Nord et la lutte contre le changement de pouvoir hostile a Baghdad et contre les Vichystes au Liban et en Syrie. Un shift vers l'ouest donc.
Elles dependent aussi des interets de chaque Etat, de chaque puissance ou blocs, donc elles peuvent varier "par essence" entre les epoques. Ici je renvoie a la derniere definition par l'administration Bush du "Grand Moyen Orient" (de Casablanca a Islamabad, voire jusqu'a l'Indonesie) ou du "Nouveau Moyen Orient" de Condoleeza Rice. Au sortir de la 2e guerre mondiale, la conception et les limites du "Middle East" diversait d'ailleurs fortement entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne par exemple. Je me demande meme si personne n'a jamais ete tente a Washington d'inclure a un certain moment l'Europe entiere (moins le Royaume-Uni) au "Proche Orient".

La confusion a meme ete parfois volontairement introduite, notament durant les annees de "Doctrine Eisenhower" qui debute a la fin des 50's. Une frontiere intentionnellement rendue floue, pour se reserver le droit d'intervention ou de non-intervention face a d'eventuels mouvements hostiles du bloc communiste dans la region, non clairement definie.

Reste de tout cela, une confusion totale. L'article indique d'ailleurs en conclusion que la maniere la plus logique (en 1960 !) d'utiliser le terme "Moyen Orient" dans une analyse politique est de trouver le plus petit denominateur commun entre les definitions proposees tout en reconnaissant lors de son utilisation que c'est un terme arbitraire. Ce denominateur commun jusqu'alors est la Turquie, l'Iran, la Palestine / Israel, l'Egypte et les Etats arabes en Asie (le Levant et la peninsule arabique). Un terme arbitraire, j'aurais ajoute, "issu de l'imaginaire occidental". Qui d'ailleurs a fixe un jour les limites des continents europeens et asiatiques ?

Si on veut vraiment etre correct, il est plus approprie de parler de groupes ou groupements definis par eux-meme. Comme on parle de l'Union Europeenne, il conviendrait de parler par exemple de la ligue des Etats Arabes ou de la Confrence Islamique ou de tout groupement regional constitue par la volonte des membres qui le compose, et de rien d'autre. Mais bon, moi ca me va comme ca.

Qu'en est-il sur le terrain ?

Meme si j'ai passe jusqu'ici un an seulement dans cet ensemble que l'on nomme Moyen Orient et que l'on a appele jadis Proche Orient si l'on considere mon cheminement dans les Balkans, je n'ai fait honnetement que survoler cette region. Ma vue est superficielle, j'en conviens. Mais voici l'une des choses qui me sont apparues clairement si il en est.

En claquant la porte de mon appartement en Belgique il y a un peu plus d'un an, et en me dirigeant vers l'Est, j'avais deja commence au premier pas un cheminement qui allait me montrer le caractere progressif des regions et pays traverses. L'ideal serait de se deplacer en moto et de ne faire qu'une centaine de kilometres par jour pour que ceci aparaisse encore plus clairement. Il faut vraiment du temps mais cela doit en valloir la peine, car c'est fascinant.
Je vais lancer quelques exemples en vrac. On trouve du burek (avec des noms sensiblement differents mais avec la meme racine), cette pate feuilletee truffee d'epinards, de fromage ou de viande, a manger en buvant de l'ayran, de la Slovenie a la Turquie. Cette specialite se dilue dans le nord de la Syrie. L'ouzo qui devient raki en Turquie et arak en syrie et au Liban. La progression du mezze grec au mezze libanais, lui meme une forme raffinee du mezze syrien, ou est-ce l'inverse, le syrien etant une forme plus brute, plus grossiere de l'art du mezze libanais.

L'urbanisme des maisons eparpillees de la cote croate ressemble a s'y meprendre a celui des cotes grecques. Et les villas 2 ou 3 etages libanaises des montagnes du sud sont quasi la copie conforme de celles des campagnes grecques.

Ou le crescendo aussi dans le caractere organise de la circulation routiere qui partirait du sud de la France, par l'Italie, les Balkans, la Grece, la Turquie pour arriver au desordre routier total sur les cotes du Levant, pour se "civiliser" a nouveau a mesure que l'on avance vers le Golfe arabo-persique (tiens voila d'ailleurs encore une realite nommee differement en fonction de la rive d'ou l'on se place, Golfe Persique d'un cote, Golfe arabe et Mer d'Arabie de l'autre). Le port de la barbe et la facon de la tailler et la transition dans les modes vestimentaires jusqu'a la djellabah blanche immaculee portee dans les monarchies petrolieres du golfe. La presence ou non du voile pour les femmes et surtout la facon de le porter. En dehors de toute representation religieuse et d'affirmation identitaire..., le foulard sur la tete commence deja a etre porte d'ailleurs dans les Balkans, surtout dans les campagnes. Il y a certainement un caractere traditionnel dans son port mais je n'invente rien.

La transition dans la musique populaire et classique et un crescendo lent de Sarajevo a Damas, ces voix qui ne chantent pas mais gemissent, avec des variations a peine sensibles, de la guitare tzigane au a'oud arabe. La danse, la Dabkhe, cette maniere de danser en rond que je pensais etre une invention syrienne mais que j'ai vu danser de maniere parfaite sur le parking d'une gare routiere en plein milieu de la Turquie pour celebrer le depart d'un membre de la famille qui partait au service militaire. Il y aurait moyen de trouver une gradation vers le sirtaki grec, voir certaines danses russes.

Meme au niveau des religions et de la pratique de celle-ci, on verra des pratiques plus ou moins intenses, avec des pics a l'interieur meme des pays entre les regions au sens large, que l'on soit en Europe occidentale, en Turquie ou en Iran.

J'ai vraiment envie de completer avec d'autres exemples, je vais etre plus attentif a cet aspect dorenavant.

En faisant le lien avec l'Europe centrale, je suis certain qu'il serait possible de trouver de telles gradations en matiere d'habitudes culinaires, de musique, de culture au sens large entre les Balkans et certaines regions hongroises, autrichiennes, puis allemandes et ainsi de suite jusqu'en Scandinavie. Seul un ocean peut donner lieu a de reelles "coupures culturelles" a terme, et encore, dans la mesure ou rien n'empeche d'aller d'une rive a l'autre.

Tous ces elements culturels ne se modifient pas de facon lineaire, plane d'un point a un autre. C'est un paysage en trois dimensions, avec des pics et des vallees aux pentes plus ou moins douces, avec ses cours d'eau qui amenent beaucoup plus loin leurs alluvions. On rencontre parfois des falaises, telle ou telle frontiere d'Etat par exemple, meme dans un monde qui tend et qui a toujours tendu a s'uniformiser, au plus la communication est rapide et aisee. Mais il existe toujours plus loin un passage, une pente plus douce a emprunter. Dans tous les cas, plusieurs aspects de la culture, et je n'ai aborde plus haut que des aspects pratiques, parlant et courant, ce qui fait la vie de tous les jours, comme la mode, la cuisine, l'urbanisme ou la musique, il y a toujours plusieurs elements qui rapellent la proximite geographique et qui elle ne ment pas.
C'est vraiment un sujet a developper. Car il va dans le sens qu'il n'y a pas de "fracture de civilisation" nette, un antidote au choc des civilisations.

Ce modele de "transition de cultures" serait un paysage donc en trois dimensions, avec des univers paralleles, le tout se superposant l'un a l'autre. Impossible a modeliser en fait, sinon a retranscrire la realite elle-meme, extensivement. Sans compter qu'il faudrait etablir une echelle de gradation pour des dizaines d'elements culturels et base sur des enquetes dans lesquelles on sait que les gens ont une vue extremement subjective de la facon dont ils percoivent leur identite. Si vous connaissez un "fou" qui s'est lance dans ce genre d'entreprise, avec des resultats disponibles, meme a echelle plus reduite que celle d'un continent ou d'une region, Moyen Orient dans le language usuel, chevauchant trois continents, je serais tres curieux de les decouvrir !

*Je ne vais pas citer toutes les sources, ce n'est pas une these que je defends ici, mais les faits historiques sont tires d'un article de 10 pages paru dans le Foreign Affairs de Juillet 1960, Where is the Middle East ? par Roderic H.Davison

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