dimanche, avril 15, 2007

Sud-est turc, les Kurdes de Turquie



Plus de photos ici.

Gaziantep - Une semaine, juste le temps de venir dire bonjour et au revoir, c'est court, mais cela en vallait la peine. Je vais parler du voyage en lui-meme. Excusez les quelques raccourcis.

Dans un cybercafé de Nusaybin, directement après la frontière turco-syrienne, je suis assis à côté de trois ou quatre gars en civil qui surfent sur le net avec leurs fusil-mitrailleur posé contre le mur derrière eux. Ca donne l'ambiance. Ce sont des militaires en permission.

Dyarbakir

Ville livrée à la prostitution. Dans l'un des seuls bars du centre, non indiqué comme bordel, je rentre pour simplement boire une bière avant d'aller me coucher. Le décors me surprend, je m'attendais à un simple bar à la limite miteux et rempli de vieux qui sirotent du raki, avec de la fumée de cigarette du plafond au sol, mais il s'agissait plus d'un restaurant chic, avec des "hommes d'affaire" aux tables, des gens bien habillés. Trois personnes au moins m'accueillent. Je leur dis de go que je viens juste boire une bière et vu que c'est apparemment un restaurant, je leur demande si c'est ok. Et c'est ok. Une fois installé, je remarque que la grande table centrale est occupée par 5 ou 6 prostituées. L'une d'elles invite un gars à la table d'à côté pour accomplir un rond de danse. Deux serveurs viennent sur scène jeter en l'air des tissus en papier (des serviettes en papier pour nos amis belges). Kitchissime. L'endroit est de style vaguement art-deco, un mec assis derrière son clavier joue des airs lancinants. Lorsque je sors une cigarette, un serveur vient me l'allumer. C'est classe. Une des filles vient me parler et je lui dis de se casser. Merde quoi, j'ai juste envie de boire ma bière tranquile. Elle s'installe et commence à me parler. Etant donné que la conversation tourne court, une autre vient s'installer, une russe, de Mongolie. J'appelle le serveur pour lui dire que je m'étonne de cette intrusion dans ma vie privée, mais évidemment pas un seul ne parle anglais, ni arabe, ni flamand. Pendant ce temps, on apporte des mezzés, que évidemment, je n'ai pas commandé. Je n'y touche pas. Bon, je termine ma bière, je vais au comptoir, j'y laisse 5 livres turques (le prix affiché est de 3 livres). Tout à coup, le serveur senior retrouve comme par enchantement ses notions d'anglais et me dit "non, non, non !" et me fait une facture fantaisiste sur laquelle est inscrit 80 livres (plus de 40 euros). Pour une bière. Y figure, cet énorme plat surmonté de cocktails dont je ne connais pas la substance ni la provenance. Les mezzés. Les boissons des filles qui sont venues me parler (dont un super mega cocktail de 15 euros alors qu'il me semblais qu'elles sirotaient une bière). Je tiens bon, malgré les menaces et la pression. Pas question de partir en courant, il y a encore deux gorilles à l'entrée, et il faut prendre un assensceur. Voyant que je ne lacherai rien d'autre, après un quart d'heure de discussions, et pour sans doute ne pas indisposer les autres clients, l'un d'eux me ramène à la sortie en me jurant que je vais avoir de gros problèmes. Mafia. Dans l'hotel GAP, en plein centre commercial, que j'occupe, même topo, ça rentre et ça sort. Elle est partout.

B., musulman convaincu, Turc d'Izmir, qui me servira d'interprète au cours de la journée, étudiant en anglais, qui parle turc et kurde (Kurmandji), m'a fait ouvrir une porte derrière un jardin de la vieille ville. Derrière cette porte, les ruines d'une église de culte arménien, en style que je qualifierais de "pré-gothique". Elle doit remonter à la période byzantine. Elle est aujourd'hui en très mauvais état. Je l'accompagne ensuite à la mosquée (Camii) Omar où la prière de midi l'attend. Il me fait ensuite rencontrer un ami, qui gère un magasin, un stock en fait, au premier étage de la rue principale. Il y a un cousin et sa secrétaire. Au cours de la conversation, après tous les salamalecs et les thés d'usage, je lui parle de l'incident de la veille. Il commence par s'excuser et se montrer faché, je savais qu'il réagirait de la sorte, question d' "aspect collectif de la responsabilité", et je lui dis que vraiment, c'est un phénomène qui existe partout, qu'il n'endosse aucune responsabilité. Je savais que j'étais à la limite de l'affront, mais merde au culturalisme, c'était, au coeur de ce bureau, devant un membre de la chambre de commerce de la ville, le moment d'en parler.

La mafia est effectivement fort présente. Sans parler de l'impôt révolutionnaire, il y a une pression sur la prostitution dans la ville, le besoin d'augmenter les prix du fait du racket, quand les affaires ne sont pas gérées directement par la mafia elle-même. Toute milice finit par intéresser ses cadres, ses membres, à la perception d'une partie de l' "impôt" pour leur poche. De là le conflit entre l'Etat et la milice. Plus le premier est de droit et respectueux de ses administrés, plus il sera légitime. Mais c'est loin d'être le cas dans la région. D'où l'influence de la seconde. Le "Ici, tout le monde est kurde" est vraiment un leitmotiv auquel je devrai m'habituer. L'identité kurde se construit, dumoins, se renforce, contre la répression de l'Etat turc. La stratégie d'un groupe indépendantiste, comme partout ailleurs, est claire : stratégie de tension, et promotion de l'identité kurde par des organes politiques ; répression de l'Etat central ; adhésion de la population de plus en plus convaincue de la réalité de leur identité. Trois fils de son cousin ont été tués dans la montagne au cours de clashs avec l'armée régulière.

Mais depuis Erdogan, "c'est nettement mieux". Le premier ministre a laché un peu de lest. Il est plus intelligent que ses prédecesseurs. On peut à présent dire qu'on est Kurde, on peut parler kurde en public, ce qui était plus ou moins interdit, ou suspect, il y a encore quelques années [dans diverses périodes de 1924 à 1991, il était légalement interdit de parler kurde en public, après 1982, il fut pratiquement interdit de porter un nom kurde, qui peut comporter des lettres qui n'existent pas en turc, la raison donnée est administrative]. Cependant, le gouvernement n'investit pas assez dans la région, à part en casernes et équipements militaires, et est en train de la perdre. Le mouvement indépendantiste kurde, a perdu son caractère marxiste-leniniste. Cette affirmation ne m'étonne qu'à moitié de la part d'un businessman. Les cadres du PKK sont docteurs, avocats, notables... Le but est clairement indépendantiste, peu importe l'idéologie.

Tout est question d'action et de réaction. Le tourbillon dans lequel le sud-est turc est plongé justifie l'imposante présence armée de l'Etat central dans la région, les dépenses militaires, et la pression sur l'ensemble de la société civile turque. Un moyen pour le régime de la junte militaire de se perpétuer. Il ne serait pas intéressant pour cette junte d'avoir une région kurde, autonome et stabilisée. Les recettes sont pareilles que partout ailleurs : éducation et progrès économique. L'Etat central ne gère pas correctement ces aspects dans la région. Peut-être que plus d'autonomie le permettrait.

Une idée révolutionnaire, et je ne sais pas lequel se retourne le plus, qui dans sa tombe, qui dans sa cellule, mais "Apo" Ocalan serait le nouvel Attaturk des temps modernes ! Ou comment instrumentaliser une religion d'Etat à la cause indépendantiste. Ocalan, le leader laïc de la nation kurde, comme Attaturk l'était pour la nation turque. Un bel exemple de récupération d'une valeur culturelle forgée profondément sur tout le territoire turc, pour le démentellement précisément de l'oeuvre du personnage fondateur auquel il est fait référence.

Batman

J'en ai rêvé, je l'ai fait. Me voici à Batman. A présent je peux rentrer. Je remets mes idées en place le soir devant la télévision dans ma chambre. Cravate mauve à pois blancs, pochette mauve, chemise blanche, costume noir rayé, un représentant du DTP (Parti régionaliste kurde authorisé) est interviewé durant des heures à la télé kurde diffusée par satellite de l'étranger. Je repense aux paysages de la journée. Dans le genre "paysage dont on ne se lasse pas", fait d'immenses étendues avec des zones de roche, le tout recouvert d'un vert flamboyant, presque fluorescent avec tout la flotte qui tombe, c'est pas mal.

Hasankeyf

Impossible de savoir si mes interlocuteurs parlent turc ou kurde, j'avoue. Souvent, un peu d'anglais, un peu d'arabe, complété par des gestes, permet de se comprendre. Alimentairement s'entends. C'est curieux d'utiliser l'arabe comme langue véhiculaire. Par exemple, ce monsieur kurde, cheveux et moustache courts, blancs, qui a travaillé en Irak pendant quatre ans, maintenant vaguement occupé à la réception du seul motel de la bourgade. Il était chauffeur de camion citerne entre Tikrit "la ville de Saddam, yani, la où le pétrole jaillit noir" et la Turquie, et d'autres coins de l'Irak.

Siirt - Ehru

Les paysages sont les mêmes que la veille, avec ces villages isolés que l'on voit à flanc de montagne et de douces vallées, mais de plus en plus entrecoupés de postes militaires. J'ai déjà vu de tels paysages, mais oui, dans le nord-ouest de l'Iran. Ces montagnes, leurs strates, qui semblent plonger dans des gorges énormes, recouvertes de vert sur leurs flancs et de blanc sur leurs sommets. De nouveau deux barrages militaires entre Siirt et Ehru. Au deuxième poste, je reconnais l'insigne du scorpion sur la casquette des militaires, que j'ai vu l'été dernier à Egirdir, en Anatolie Centrale, ville-caserne des Kommandoyuz, les troupes de choc de l'armée turque. Ceci donne un aspect d'occupation. "L'armée est partout dans et entre nos villages". Pouquoi ? "Parce que nous sommes Kurdes !". Quand je parlais d'action-réaction... L'aspect d'un territoire occupé par une force étrangère, qui en rappelle d'autres. Je ne peux m'empêcher de penser à la vacuité de ces contrôles le long des routes, exercé sur la population lambda, alors qu'il y a mille vallées, mille sentiers de montagne, empruntables par les vrais motivés.

Le relief n'est pas étranger au fait que ce soit ici qu'est né un peuple. Véritable zone tampon, barrière naturelle, no man's land entre trois empires à des moments différents de l'histoire, l'Ottoman, le Perse et les premiers califats arabes. Aucun d'entre eux n'a jamais pu complètement maîtriser ces gorges et ces sommets.

Je repense à ce vieux monsieur à Siirt, dans un doner kebap, à qui je montrais la carte de Turquie. Je lui demande où est le Kurdistan. A le croire, la moitié de la Turquie est kurde. Dyarbakir, oui, Erzurum... oui, Konya.... un moment d'hésitation, puis un geste de la main au-dessus du point sur la carte pour dire "va au diable !". Ca amuse l'entourage.

Ehru. Dans la baraque en taule qui sert d'abris au centre, la moitié du village défile pour me voir et me poser des questions. Même le fou du village que tout le monde frappe "amicalement". Y'a un gars qui parle arabe et qu'on est allé chercher après que j'eusse fait comprendre qu'on aille trouver une personne qui parle anglais ou arabe dans le bled, doit bien en avoir une ! On attend pendant des heures et 45 thés offerts, l'arrivée hypothétique d'un mini-bus qui m'emmenera à Sirnak [Chernak]. Il arrive enfin. Deux bises, tapes dans les mains et yallah.

Sirnak

"Sirnak is not safe", "pourquoi tu viens ici ?". J'ai eu au moins deux fois ce genre de question. L'une, amicale, amusée, de l'un ou l'autre habitant local. L'autre, menaçante, au dernier poste contrôle, revidage de sac y compris trousse de toilette, avant d'arriver dans cette petite ville de 50.000 habitants où une part importante de la vie sociale se déroule sur la petite place centrale qui offre un panorama sur la montagne. Ou il est bien entendu impossible de travailler ou de lire sans être abordé de façon permanente.

Il m'en reste la vision d'une région extrêmement pauvre par rapport au reste de la Turquie, que j'ai traversée deux fois, au nord en mai dernier, et au sud-ouest en juillet dernier. Je pense qu'il y a aussi une réaction par rapport à cet état de fait. Monde rural contre monde urbain. Islam (sunnite chaféite), traditionnellement bien implanté, qui regagne de la vigueur (1), contre laïcité. Il y a par exemple une émission humoristique diffusée en Turquie qui montre et raille des caractères paysans, dans des situations de la vie quotidienne. J'ai ressenti à travers cette série télévisée une sorte de mépris d'une certaine intelligentsia urbaine envers la ruralité et la tradition, verniculaire ou liée à la religion.

Avec un jeune étudiant, accompagné de son père, médecin, on attend le même van, qui nous conduira a Cergis sur le Tigre, d'où un car nous emmenera à Gaziantep. Eux continuent à Ankara, moi je biffurquerai vers la Syrie, puis le Liban. Je suis assis à côté d'un négociant en textile irakien, chrétien, qui voyage entre sa ville du nord de l'Irak et Ankara pour les besoins du commerce. Une trentaine d'heures pour les uns et pour les autres. Quand j'arriverai à Beyrouth, eux arriveront à Ankara, leur capitale.
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Quelques éléments de tourisme : Transport entre le Kurdistan turc et Beyrouth.

  • Sirnak - Gaziantep (van puis car) : 25 YTL (new turkish lyra), 9 heures (2)
  • Gaziantep - Killis (frontière turc), en van : 5 YTL
  • Killis, frontière en taxi : 10 YTL, 15 kilomètres
  • Frontière - Azaz (Syrie) en taxi : 100 SYP (syrian pound)
  • Aziz - Aleppo, en mini-bus : 20 SYP
  • Aleppo - Beyrouth en bus : 350 SYP, 7 à 8 heures, en fonction des aleas (3)

Compter 16 dollars de visa de transit syrien, sauf si vous êtes ressortissant d'un pays ouvertement hostile au régime syrien, comme la France par exemple, et vous ne payerez que 10 dollars.

Coût total : 40 YTL (30 dollars), 470 SYP (10 dollars), entre 10 et 20 dollars de visa de transit, ce qui fait entre 50 et 60 dollars de transport. Entre 40 et 50 euros au cours actuel.

Si comme moi vous êtes imprévoyant, il est possible de retirer de l'argent à Qamishli à la frontière turco-syrienne, côté syrien, auprès du seul commerçant (connu) au moyen d'une carte visa.

Akoub Farej
Vendeur de métal précieux dans le centre bouillonant de Qamishli
tel. 052 426315 et mobile 094 224828

Attendez vous à une légère commission. Dans le village turc de l'autre côté, comme partout en Turquie, il y a des distributeurs de cash tous les 100 mètres.

Un bon resto à Sirnak, Faysal Usta, où on choisit sa viande au comptoir. On n'y parle aucune langue sauf le kurmandji, le turc et le russe.Au centre ville, discuter le prix avant, même si il vous fera de toute façon une ristourne.

J'ai perdu la carte de visite, mais si vous voulez faire une pause à Batman, ie. profiter d'une vraie salle de bain avec WC occidental dans le cadre frais et luxueux d'un hotel 3 étoiles pour à peine 20 euros petit dej compris (demander 10% sur le prix affiché), il y a un bon hotel, bien tenu, dans la rue qui part de la place du commissariat central. Fréquenté par des wealthy people bien fréquentables. Je ne pourrais recommander aucun autre hotel ou pension dans la région, on les trouve facilement. Les prix des low cost varient entre 5 et 10 euros la nuit, mais il faut s'attendre au pire.
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(1) "Alors que les Kurdes ne soutiennent plus les luttes violentes lancées ces derniers temps et que la politique à courte vue du DTP a créé un vide politique, aujourd’hui c’est l’identité religieuse qui passe au premier plan. Ce vide politique, ce sont des forces qui tiennent les motivations religieuses au-dessus des autres qui l’ont comblé. Tant et si bien que des gens qui savent utiliser la sensibilité religieuse des Kurdes parviennent aujourd’hui à tenir des rôles majeurs. Ce sont des dizaines de fondations et d’associations religieuses qui ont été créées. Ce sont quelques 100 000 personnes qui ont participé aux marches de protestation contre les caricatures du Prophète. 85 000 manifestants encore contre la guerre menée par Israël. Ce sont ces fondations et ces associations qui ont organisé tout cela. Elles ne se situent pas dans la ligne d’un parti politique." source : http://www.turquieeuropeenne.org/

(2) 1 YTL = 0,76 US dollars et 1 US dollar = 50 SYP

(3) Poste frontière libanais d'Abboudieh. Vers minuit. J'ai été témoin d'une scène, du jamais vu dans une zone frontière entre deux états. Un gars, jeune, est poursuivi par deux ou trois autres. Il arrive sur les marches de notre bus, et se fait fracasser la tête à coups de chaîne. La victime est libanaise. L'auteur est, selon les discussions qui suivirent, un moukhabarat (service secret). Je n'ai pas compris si ce dernier était libanais ou syrien. Je suppose libanais vu qu'on avait passé le poste de sortie syrien. Trois militaires sont intervenus, tardivement. Les auteurs se sont évanouis dans la nature, probablement dans l'un des commerces qui longent cette courte portion de route, à l'intérieur des deux poste frontières. La victime, la tête ensanglantée, est emmenée pour lui prodiguer des soins. L'attente sera assez longue, on se demande même si le gars n'a pas été arrêté. Des discussions et des engueulades naissent dans le bus. Certains ne veulent pas attendre, mentalité exécrable. Un vieux sage, un religieux, se lève et engueule l'une des personnes contestataires et lui demande, si il s'agissait d'un frêre ou d'un fils, si elle le laisserait là ! Ca me tue qu'il faille l'avis d'un homme de religion, respectable, pour admettre la plus basique notion de solidarité. Solidarité arabe, mon oeil ! Il reviendra une demi-heure plus tard.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Batman, voilà un pseudo qu'il faudra utiliser rapidement.

Pierre Giusto

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